Depuis maintenant quelques années, nous sommes propriétaires d’un ancien moulin en Touraine. Ayant toujours été citadin jusqu’à présent, je découvre au fil des jours une autre manière de vivre, avec d’autres repères. Voici une chronique de mes découvertes.
La vie en ruralité procure des joies simples, comme celle de guetter les animaux qui passent. Il y a les animaux avec qui nous avons passé une alliance mercantile (mésanges, rouge-gorges), du genre « food for oil » – ici c’est plutôt « food for watch » – qui viennent picorer nos graines en hiver, et puis il y a les autres, les sauvages, les rebelles, ceux qui ne connaissent ni la bride ni le mors, comme dit Maxime le Forestier. Ne parlons pas du blaireau, destructeur nocturne des souches, car on ne le voit jamais (il est non seulement nocturne, mais probablement aussi nyctalope, deux choses hors du champ de compétences d’un être humain équilibré).
L’animal sauvage est libre de son temps et de ses déplacements. Écureuil, canard, héron ou chevreuil : ce sont eux qui décident quand ils passent (s’ils passent). On prend donc vite l’habitude de jeter un œil dehors à chaque fois qu’on passe devant une porte, une fenêtre, ou idéalement une porte-fenêtre.
Et de temps en temps, aléatoirement, surprise : « Tiens, ce morceau de tronc d’arbre n’était pas dans le champ tout-à-l’heure, et en plus il broute » ; « Ah, le noixbus (cousin du chatbus de Totoro) a l’air affairé ce matin… » Bien sûr, il y a aussi des déconvenues : l’autre jour, avisant un être roulant au ras de terre comme une belette, j’ai observé le phénomène longuement à la jumelle, une fois qu’il était immobile, très immobile, trop immobile… Finalement, c’était une feuille morte, probablement la plus vive de sa branche, mais dans la catégorie belette, pas la plus véloce…
En fait, le plaisir, c’est la surprise. En ville, le bus de 8h23, eh bien il passe entre 8h21 et 8h25, et quand il y a une surprise, elle est négative : ah ben non, finalement il n’y a pas de bus à 8h23 aujourd’hui. En ruralité, le chevreuil n’a pas d’heure, il n’a même pas de jour ou de semaine. Nous ne sommes pas encore blasés (j’espère que nous ne le serons jamais), et donc dans ces cas-là, on lâche tout, on piaille « chovreuil ! » et on reste plantés comme des benêts à regarder l’animal qui broute, qui saute, qui scrute, qui snuffe…
Ces moments-là ont des points communs avec le doomscrolling des jeunes (et moins jeunes) sur leur écran de téléphone, et aussi beaucoup de points de différence. Dans les deux cas, l’observateur ne contrôle pas le flux : quand le chevreuil passe, ça peut être pour 10 secondes ou – plus rarement – de longues minutes, et on reste à regarder. Le contrôle du contenu ne dépend pas de nous. Mais le chevreuil est un événement qui a toujours une fin, souvent trop rapide, alors que le doomscrolling, comme son nom l’indique, peut durer jusqu’à la fin des temps, l’observatrice passive restant bouche bée à regarder défiler des vidéos TokTik avec un filet de bave qui dégouline sur son souête.
Il y a aussi une idée d’espace hors du temps : en doomscrolling, tel que je le comprends, on est perdu dans une bulle où l’on ne voit plus passer le temps. Pour le chevreuil scrolling, il y a un peu de cela, mais le déclencheur est bien plus agréable : j’étais en train de passer devant une fenêtre en pensant – par exemple – à une date-limite du boulot où je suis (forcément) en retard, et soudain, le tronc d’arbre qui broute relègue tout cela à l’arrière plan. Le chevreuil, c’est de l’instant présent sans avoir besoin d’un coussin de méditation : c’est là et maintenant, et tout le reste passe après. Et si tout peut passer après, c’est vraiment que ce « tout » n’est pas important par rapport à ce quadrupède parfois cornu qui vient bouffer mes bourgeons d’épicea.
Le chevreuil, c’est le reboot de la pensée, le reset des préoccupations.